[Cinéma] Licorice Pizza (spoilers)

[Critique/avis publié sur SensCritique, attention je spoile tout le film]








Au premier abord et dans sa forme très agréable, teintée d'humour, soutenue par une bande-originale rock très énergique, Licorice Pizza ne semble être qu'une historiette, un petit récit sympa sur la difficulté pour deux adolescents d'admettre une attirance mutuelle et sortir de la fameuse friendzone. Et sans doute que beaucoup de spectateurs apprécient le film sans pousser l'interprétation plus loin. D'autres semblent déçus de ne voir que cela, déplorent un vide de sens, une trop grande légèreté et donc un intérêt limité qui de plus se diluerait dans une foule de personnages secondaires supposément trop nombreux. Et pourtant.

Discrètement mais sûrement Licorice Pizza dresse à travers les points de vue de ces deux adolescents et en particulier celui d'Alana un portrait peu élogieux du monde des adultes. Ce que voit la jeune femme dans ce monde semble la heurter, ce qui finira par l'aider à comprendre et à accepter son attirance étrange pour Gary et sa troupe de mioches. Elle repousse d'abord le jeune homme et ne s'autorise pas pleinement à apprécier les marques d'intérêt ou d'affection qu'il tente de lui envoyer, ne veut pas vivre de romance adolescente. Il est bien gentil, mais il est un peu trop gamin.

Avant de potentiellement lui faire davantage confiance et ultimement de lui ouvrir enfin son coeur, elle devra d'abord rencontrer nombre d'adultes qui vont la décevoir et être à la source d'une profonde désillusion. Le comédien star qui endort ses conquêtes à coups de lignes de dialogues repiquées dans ses propres films. Le compagnon supposé de Barbara Strei-SSSand qui s'avère être violent et même toxique, un vrai harceleur. Le candidat au poste de gouverneur, révolutionnaire d'opérette qui échafaude des plans pour cacher son homosexualité tout en méprisant les sentiments de son propre compagnon qui de son côté subit le fait de toujours passer après tout le monde...

Quasiment tous les représentants du monde adulte semblent frapper la rétine et la conscience d'Alana, qui au fil de son apprentissage comprend que Gary, encore très jeune, assume ses défauts et maladresses sans jamais cesser de la soutenir et de lui courir après. Gary "est un vrai". Il a également l'audace de lancer des projets et par dessus le marché il semble avoir des valeurs et ne pas supporter les agressions. Lorsqu'il expérimente les techniques de commerce et de vente par correspondance il suggère à Alana de prendre une voix plus sexy pour baisser la garde de ses prospects, mais réagit mal face à l'excès, en réalité au mensonge. Il n'aime pas non plus l'idée qu'Alana soit forcée de se dévêtir pour avoir plus d'opportunités professionnelles.


En clair, Gary n'accepte pas la compromission personnelle que les adultes de leur côté utilisent comme une drogue dont ils ne sauraient pas décrocher tout en maquillant mal l'enlaidissement suscité par ses effets secondaires. Plus tard Jon Peters le menace de tuer son frère pour le dissuader de "saloper sa maison" et réagit alors en... salopant sa maison. Il encourage Alana et salue sa force lorsqu'au coeur d'une crise pétrolière nécessitant le rationnement du carburant, elle conduit en marche arrière un camion à sec pour lui faire redescendre les collines de Los Angeles. A la suite de cette séquence, Alana assise sur le trottoir regarde d'ailleurs au loin Gary et les mioches, puis se cache de Jon Peters le prédateur qui passe tout prêt et importune évidemment deux autres jeunes femmes.




Cette séquence semble particulièrement symbolique. Gary le jeunot entouré de ces mioches avec qui il s'amuse, à contre-jour en haut d'une colline, "au-dessus" de la masse, tandis que Jon Peters, le riche adulte, est au niveau de ce trottoir, exprimant toute sa violence et sa toxicité. Je me demande si Alana à ce moment précis commence à entrevoir l'épiphanie, comprenant enfin pourquoi elle aime traîner avec la bande de jeunes qui ne la trahissent jamais et tiennent à elle, plutôt qu'avec une foule d'adultes auprès de qui il faut montrer patte blanche avant de découvrir qu'ils ont le coeur noir.

Durant ce récit Gary se sent logiquement seul dans sa friendzone et ne peut s'empêcher de séduire d'autres jeunes femmes, de savourer les compliments ou approches de celles-ci, il faut bien vivre. Alana s'en agace. Au bout d'un moment, on assiste à un pur numéro de "Ross-et-Rachelisme". La friendzone devient insupportable et le film s'en amuse avec cette brochette d'adultes cinglés et de personnages secondaires qui demandent chacun à leur tour "Vous n'êtes pas ensemble ?... Pourquoi ?".

Pourquoi ? Simplement parce qu'Alana est un personnage de fiction, dont l'âge reste mystérieux (elle dit à un moment 28, puis se corrige et dit 25, mais je pense qu'il s'agit là aussi d'un mensonge pour se vieillir car son objectif premier est de s'insérer dans le monde adulte à tout prix) ce qui lui permet de faire charnière entre deux périodes de la vie, figure de l'incertitude adolescente et de ce moment où l'on n'est plus certain(e) de vouloir faire comme les grands et où l'on se rend compte qu'il aurait fallu profiter de l'innocence qui va disparaître et qui risque vite de nous manquer. 

Il y a donc un propos intéressant et plus complexe qu'il n'y paraît au sujet de cette désillusion sans doute vécue par nombre d'adolescents actuels et dont les adultes face à l'écran se souviendront potentiellement. Alana s'imagine des choses sur le fait d'être "plus âgé", d'être "grand", de présenter une image de réussite et d'aller dans le monde à son tour. Elle veut être plus mature que Gary. Mais du début à la fin, ce monde des adultes est agressif envers elle, lui met des mains au cul, tente de l'embrasser sans lui demander son avis, lui fait croire en des valeurs affichées qui n'existent en réalité pas derrière le rideau, s'avère peuplé de gens perturbés qui s'inventent une vie plus palpitante qu'elle ne l'est ou qui ne savent pas avoir la tête sur les épaules ou manifester le moindre courage. Les adultes sont visiblement des comédiens qui n'ont pas conscience d'être mauvais.

Gary de son côté ne joue pas avec elle et n'a jamais semblé mentir. Il n'est jamais toxique ou malveillant. Il fait parfois preuve de maladresse, c'est tout. Alors effectivement les dernières séquences du film soulagent car, enfin, se produit ce qui doit se produire. C'est là le véritable moment d'épiphanie pour Alana, et de délivrance pour le spectateur, lorsque le politicien justifie les mensonges et le mépris qu'il manifeste à l'égard de son compagnon en soulignant qu'il "serait temps de grandir" car le monde fonctionne comme ça, à coups de compromissions personnelles et de mépris pour ce qui est vrai. C'en est trop pour Alana, qui cesse de vouloir se jeter dans l'âge adulte et revient vers Gary pour enfin verbaliser concrètement ses sentiments pour lui.

Ce n'est donc pas qu'une petite histoire d'amour rigolote et une frustration injustifiée qui nous pousse vers un baiser de cinéma important, c'est surtout le fait que ces deux-là vivent ce passage à l'âge adulte côte à côte armés d'un attachement et d'un respect qui n'ont rien de factice. C'est un baiser de cinéma qui fait triompher le vrai et qui libère au terme d'une exploration intelligente du monde adulte qui de son côté ne semble se mouvoir qu'à l'aide du faux. Il faut qu'il soit le fruit d'une prise de conscience.

J'ai aimé ce récit soutenu de la plus belle des manières par un film énergique, sensible, qui laisse aux émotions le temps d'imprégner le spectateur et déploie quelques plans ou séquences magnifiques qui méritent d'être salués. Gary et Alana qui se prennent dans les bras, vus dans le reflet de la porte du commissariat qui laisse entrevoir le banc sur lequel on attache les prisonniers. Vision cryptique du lien qui les rapproche, à la porte d'un autre monde fait de brutalité et de faux semblants. Une image simple mais puissante. Et cette séquence incroyable durant laquelle Gary et Alana se téléphonent et semblent se comprendre, tout se dire sans jamais prononcer le moindre mot. Dieu que j'ai aimé cette séquence, ému par un moment de pur cinéma.



Licorice Pizza est un film de qualité qui ne se prive pas d'offrir une écriture complexe et qui fait profondément sens mais sans jamais s'alourdir étant parfaitement équilibré grâce à son humour, sa générosité musicale et rythmique. En résumé : un énorme coup de coeur.