[Mashup/Expérimental] "Coluche, un père et manque" de Philippe Bompard (2019)

Aujourd'hui petite découverte et coup de pub pour le travail de mashupeur de Philippe Bompard, un gars que j'ai croisé par hasard sur Twitter un jour et dont la bio disait, "(m)auteur/(c)réalisateur (mashupeur) du collectif "les cris". Si t'as pas vu "Coluche, un père et manque" bah tu l'as pas vu."

Et je plaide coupable, je n'avais pas vu Coluche, un père et manque et pire j'ai mis un certain temps à me décider à le voir alors qu'il était régulièrement à portée de clic. L'autre jour donc, à l'issue d'un dialogue au sujet du cinéma et des difficultés de la distribution des films de court-métrage en particulier, je me suis dit qu'il était temps d'être cohérent et de soutenir sa création. J'ai lancé son film. Une bonne surprise ! 



"Tout le monde peut dramatiser les choses, suffit de faire le mec triste (...) fin tu vois je dis pas que c'est facile de dramatiser mais c'est plus difficile de dédramatiser, c'est un effort de dédramatiser. Alors que c'est la merde, alors que y'a plus d'issue, alors que c'est noir, alors que c'est la misère... on décide d'en rire". 


Au son, les premiers mots qui nous introduisent dans ce film en expliquent parfaitement l'enjeu, avec Jamel Debbouze qui défend le mécanisme de la dédramatisation, de la prise de recul et du rire face aux situations les plus tristes ou les plus douloureuses. A l'image, c'est son personnage de Lucien dans Amélie Poulain qui articule, s'adressant à Raymond Dufayel, l'artiste reclus qui espionne le monde de loin en se focalisant sur ses tragédies. 

Premier mélange de sources pour ce mashup qui sur toute sa longueur va faire jouer un dialogue similaire entre fiction mythologique, gag social et documentaire dramatique. Comme tant d'autres spectateurs visibles à l'écran, qui tantôt rient tantôt frissonnent en découvrant cette histoire, Raymond Dufayel va faire l'expérience quasi psychédélique d'une déconnexion entre un sujet et les différentes manières de le raconter, car tout cela se déroulera sous ses yeux, dans l'écran de télévision bien connu qui retransmet habituellement les images de sa caméra-espion. Écran qu'Amélie pirate d'ailleurs elle-même dans le film en essayant de changer la perception du monde du vieil homme. Cohérent !

Dramatiser vs dédramatiser, bâtir un héros déchu en larmoyant ou plutôt en riant de sa propre désinvolture face au malheur. Faire de lui l'espoir d'une résistance ou plutôt l'associer à l'image du "cassos déjanté" et perdu d'avance. Coluche, un père et manque va constamment déplacer le curseur entre ces deux pôles en profitant de la possibilité de décalage inhérente au format du mashup.


Le film rit de lui-même, mais ça ne durera pas

Par bien des aspects ce film est très fun. Un peu comme pour une YTP/YouTube Poop sa façon de se permettre les mélanges les plus surprenants amuse. Mais petit à petit la dédramatisation s'estompe, et les images deviennent plus lourdes et grandiloquentes. Lorsque le générique de fin apparaît, on oublie presque qu'on avait commencé par se marrer. 

Après coup on se dit que Coluche, un père et manque est donc un objet intriguant et bien foutu, que le public et le jury du Mashup Film Festival de 2019 ont d'ailleurs décidé de primer en saluant son originalité. A vous de jeter un oeil et de voir ce que permettent le montage et le mashup au-delà de la seule rigolade. On pense sans doute souvent à tort que l'exercice ne peut que favoriser le rire, mais sur ce coup là Philippe Bompard a su démontrer qu'on peut s'en servir pour développer une vraie poétique de la mise en abîme et donc dépasser le simple stade de la plaisanterie. 


Pour voir le film à votre tour, CLIQUEZ ICI !  
Et pensez à liker et commenter sa vidéo afin de l'encourager pour ses projets futurs. 


"Soyez comme l'orage. 
Ca signifie qu'un poète doit savoir être audacieux et imprévisible"



[Cinéma] La Famille Asada de Ryôta Nakano (2023)



Distribué sur une petite centaine de copies ce film, s'il passe près de chez vous, mérite vraiment que vous courriez le voir ne serait-ce que pour vivre de belles et puissantes émotions tout en découvrant l'histoire vraie d'une démarche photographique extrêmement touchante. Celle de Masashi Asada. 

Jeune photographe japonais en manque d'inspiration, Masashi décide un jour de mettre en scène ses parents dans des situations qu'ils n'ont pas pu vivre réellement et cela afin de les amuser tout en adoucissant leurs éventuelles frustrations. Il commence par concrétiser ce projet en proposant l'idée à son père, l'homme qui lui a en premier mis un appareil photo dans les mains, et qui a fait le choix de soutenir son épouse, infirmière en chef très investie dans son métier, en restant au foyer pour élever leurs deux fils. En conséquence il n'a pas pu s'orienter lui-même vers le métier et la carrière dont il avait rêvé étant plus jeune : pompier. Masashi lui permet d'imaginer sa vie rêvée le temps d'une mise en scène destinée à créer un faux souvenir, une photographie qui sera ensuite encadrée et mise au mur dans le salon familial.


La photographie "Les pompiers" recréée dans le film


Touché par cette démarche, le père se dit fier de lui et reconnaissant pour le moment d'insouciance, de fantaisie et donc de bonheur procuré par son propre fils et cela à l'aide d'un appareil photo qu'il lui avait offert alors que celui-ci n'était encore qu'un enfant. Masashi qui ne compte pas en rester là propose donc à sa mère, puis à son frère, d'en faire autant. Dès les premières séquences de ce film la bonne humeur, la bienveillance, les sourires en nombre font du bien. 

D'autres situations fantasmées sont alors mises en scène afin de créer de superbes clichés qui tour à tour s'affichent à l'écran, nous permettant d'apprécier pleinement leur véritable beauté esthétique. Un vrai plaisir visuel pour tout amateur de photographie qui ne manquera pas de séduire les profanes également qui pourraient se sentir inspirés, avoir envie de prendre un appareil à leur tour. 

Avec son idée toute simple Masashi procure du plaisir aux siens, en tire une grande satisfaction personnelle tandis qu'il voit les yeux de ses parents se mettre à briller. Le récit est profondément touchant et donne envie d'être capable d'un tel degré d'espièglerie. Il donne envie de s'amuser. 

La musique ska-rock, le montage très rythmé et donc la mise en scène dans sa globalité accompagnent cette ambiance de façon très cohérente, installent le spectateur dans une atmosphère festive. L'aspect comique du film s'exprimant pleinement dans ce premier tiers qui se focalise sur la famille Asada.


La véritable photographie "Les pompiers" de Masashi Asada et sa famille

Mais une "private joke" peut éventuellement se transformer en projet de vie, et c'est ce que pense Masashi qui commence par valoriser sa série photographique en la compilant dans un bel ouvrage (véritablement disponible encore à l'heure actuelle), puis qui songe à professionnaliser sa pratique en la déclinant sous forme de service. Il se rend donc disponible à toute famille souhaitant dialoguer avec lui pour imaginer une situation emblématique, synonyme d'un moment de plaisir partagé, avant de la mettre en scène et l'immortaliser.

Et c'est à l'occasion de l'une de ces rencontres avec une autre famille que le ton du film commence à changer, mettant de côté l'espièglerie car une question se pose : comment faire pour amener ce bonheur là dans une famille touchée par un malheur visible, qui lui aussi finira dans l'image ? Comment garder le sourire si une fois l'oeil dans l'objectif, le photographe prend conscience de ce que l'image représentera peut-être dans un avenir proche : le souvenir d'une personne disparue ? 


"J'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu.“
Roland Barthes, La Chambre Claire

Masashi tente de rester professionnel et de faire son devoir de photographe, mais quelque chose change à ce moment précis : il ne parvient plus à mettre en scène le réel et sa photographie n'est plus un prétexte à l'amusement car seul l'avenir relativement proche dira si ce à quoi elle renverra sera de nature à provoquer le rire ou les larmes. Ce moment d'une grande sobriété vient calmer tout le monde, Masashi et les spectateurs. Fini de rire et toujours en cohérence la mise en scène commence à changer elle aussi. 

Profondément marqué par cette expérience, Masashi semble ensuite pensif, le regard perdu face aux murs sur lesquels il s'apprête à exposer certains de ses clichés. Nous sommes alors le 11 mars 2011, date du tragique séisme de la Côte Pacifique du Tōhoku, suivi de son tsunami (et de l'accident à la centrale nucléaire de Fukushima) sans doute la plus grande catastrophe naturelle moderne connue par le Japon. 

Masashi décide de se rendre dans l'une des provinces touchées par la catastrophe. Il rencontre sur place des bénévoles qui se mobilisent afin de récupérer, nettoyer, afficher des photos de familles retrouvées dans les décombres. L'idée étant de permettre aux survivants de retrouver leurs disparus au moins dans une image, pour avoir un souvenir qui leur est bien entendu très cher. "Les photos sont sacrées" dit l'un des personnages dans le dernier tiers du film, qui semble tout entier vouloir expliquer pourquoi et selon moi y parvient. Mais concernant le récit, je n'en dirai pas beaucoup plus, allez voir ce film ! 


Cette petite fille va proposer un ultime casse-tête à Masashi

Ce que je peux dire, c'est que le tour de force réside dans ce glissement audacieux, en trois actes, de la comédie vers le drame. Le premier tiers se veut extrêmement fun avec son ska-rock, ses angles loufoques et son rythme survolté, le feel good movie se situe principalement durant cette première phase. 

Le second tiers qui illustre les difficultés de Masashi qui tente d'accomplir son propre rêve de professionnalisation marque le passage à une mise en scène plus assagie même si l'humour continue à passer notamment à travers certains personnages secondaires, comme l'éditrice notoirement alcoolique qui ne cesse jamais d'éclater de rire. Il permet aussi d'accorder du temps à Wakana, copine d'enfance de Masashi qui une fois adulte s'avère être sa première supportrice, l'aide à garder confiance en lui et lui ouvre certaines portes (espérant par ailleurs qu'il le lui rendra un jour "au centuple" en l'épousant enfin).


Wakana, le soutien sans faille

Le derniers tiers assume son caractère dramatique et permet selon moi d'affirmer qu'un passage préalable par le rire provoque une plus grande ouverture ou sensibilité aux événements les plus graves. Le rire sollicité en abondance durant le premier tiers permet dans ce film de qualifier la démarche de Masashi Asada lorsqu'il était dans sa propre famille et qu'il se démenait pour la faire sourire, l'amuser, lui procurer de la joie. Mais aussi de nous cueillir, nous embarquer avec ce personnage qui par la suite nous emmène vers une plus grande complexité notamment liée à la photographie. 

Bien sur il y a un propos sur la famille, la vie et la mort, les souvenirs, les rêves et les craintes, tout un panel de sujets existentiels toujours propices à une exploration de la psyché humaine par le cinéma. Mais dans ce film en particulier un autre niveau de profondeur philosophique interroge ce qui fait de la photographie un apport au monde ou plus précisément "à chacun d'entre nous".

La construction en trois actes et trois régions permet d'articuler le récit de façon intelligente et de ne jamais être excessif, dans le rire de trop ou la lourdeur éttouffante. Les quelques allers-retours de Masashi pour visiter ses parents tout au long du film aident d'ailleurs à bénéficier de petits moments de respiration. 

Une autre intrigue au sein de la famille de Masashi que je laisse ici de côté permet un twist revigorant, qui remet un coup de fouet juste avant de nous laisser repartir, énième argument mystérieux que je tiens à mentionner afin de vous motiver à aller découvrir La Famille Asada

Pour moi ce fut un excellent moment, j'estime avoir vu un film magnifique et qui fait du bien. Il a de grandes qualités et tout en rendant hommage à une belle démarche de la part du véritable Masashi Asada il valorise la bienveillance, l'entraide ainsi que la photographie et son utilité ou sa magie. Peut-être fera-t-il naître des vocations chez les spectateurs les plus jeunes ou donnera-t-il envie à d'autres de sortir leurs appareils du placard.

Foncez le voir tant que vous le pouvez ! 


[Netflix] Blonde de Andrew Dominik (2022)





"En Californie on ne sait jamais ce qui est vrai ou ce qu'on imagine"



Cette phrase prononcée relativement tôt dans le film par la mère du personnage campé par Ana de Armas me semble être une clef de compréhension du projet dans son ensemble. Ici il ne s'agit pas de se pencher sur la véritable histoire de la véritable Marilyn Monroe, qui serait donc l'histoire de Norma Jean, mais plutôt d'assumer l'idée que pour raconter ce qu'on ignore d'une personne qu'on a autrefois eu le tort de mépriser en tant que telle, on se voit dans l'obligation de lui inventer la part de vérité qui manque, autrement dit un mensonge de plus. Ce faisant, on continue en réalité à la manipuler et ultimement à lui faire du mal.

Ainsi la blonde qu'interprète magistralement Ana de Armas semble être piégée dans le cadre du film et chercher à en sortir à plusieurs reprises. Exemple : Norma en Marilyn tourne une scène et prend conscience en déclamant son texte que celui-ci semble basé sur sa propre vie et la tourne en dérision. Elle s'interrompt alors et érupte violemment, engueulant le réalisateur fictif assis sur sa chaise ou encore s'abîme volontairement le visage, empêchant ainsi que ce tournage fictif puisse se poursuivre dans l'immédiat. Concrètement, Ana de Armas lance de nombreux regards caméra, et par moments, c'est nous qu'elle semble engueuler.





Lors de ces fuites en avant, elle tente de s'éloigner, poursuivie par la caméra d'Andrew Dominik qui nous place quasiment en position de paparazzis tandis qu'elle tente de dépasser la profondeur de champ et de se rendre elle-même imperceptible.

Une confusion intéressante et méta semble donc prendre corps et se déployer comme une longue métaphore qu'exprimerait le personnage principal notamment en dialoguant avec ceux qui l'entourent. "Je dois jouer constamment Marilyn Monroe, Marilyn Monroe, Marilyn Monroe. Pourtant je suis Norma Jean, même sur l'écran" dit-elle à l'un d'eux. Mais lors d'une épreuve traumatisante (et qui joue à détruire le mythe entourant JFK, le bon gars) on peut l'entendre expliquer que sa vie entière est peut-être comme un film, et qu'il faut "jouer" constamment. En clair, ne jamais être Norma Jean ou considérer que Norma Jean n'est qu'un mythe de plus.

Dans notre monde réel Norma Jean/Marilyn Monroe est souvent citée pour expliquer le principe du pseudonyme. Mais la mythologie autour de son état psychique théoriquement désastreux en tant que Norma Jean, qui contraste fortement vis à vis de son image de femme fatale Marilyn Monroe, pousse également à se reposer sur la dichotomie supposée pour parler de l'alter-ego, qui au-delà du seul changement de nom implique la dissociation entre au moins deux personnalités distinctes. Qui est-elle donc ? Qui voit-on à quel moment ? Norma ? Marilyn ? Sur nos écrans, il n'y a en fait ni l'une ni l'autre, mais plutôt un personnage, tout simplement. Ni Norma, ni Marilyn, mais Ana de Armas jouant une créature pensée pour que nous puissions, nous le public, projeter sur elle le trouble dissociatif en réalité associé à notre regard ?




Souhaite-t-on voir une vraie Norma ? Une vraie Marilyn ? Ou confirmer/infirmer les conceptions erronées ou invérifiables autour d'elle(s) et qui à mesure que nous les lisions ou entendions constituaient notre regard et notre perception d'une icône, plutôt que d'une personne ? Le film semble conscient de notre position à nous, membres d'une même foule qui autrefois aveuglait Norma à grand renfort de flashs intempestifs et qui se laisse aujourd'hui aveugler elle-même par les photographies qui en résultent.

Dès lors, et il est rapidement aisé de s'en apercevoir, rien de ce que ce film raconte ne se base sur la moindre parcelle de vérité "nouvelle", rien ne documente véritablement une véritable vie. Il y a bien quelques épisodes tristement célèbres comme la relation tumultueuse avec le possessif Di Maggio, mais Normarylin est le personnage, une excroissance du mythe qui prend vie sur notre écran à nous, une distorsion assumée. Et ce personnage, tel une poupée consciente mais prisonnière d'un énième récit se voit transporter d'une scène à l'autre quasi manu militari, dépourvue du moindre libre arbitre. Violentée en permanence, violée, retenue par le bras, empêchée d'aller où elle le voudrait, elle ne saurait même pas où aller elle-même, chaque tentative de fuite la rapprochant un peu plus de la mort.




Constamment ramenée à ses traumatismes et à son enfance pour le bon plaisir des spectateurs et dans l'intérêt du récit qui s'empare d'elle et la piétine, comme lors de cette séquence où en pleine rue elle interrompt un moment de rigolade avec ses deux acolytes et se fige, apercevant au sol, sur le trottoir, l'exacte peluche qu'elle possédait étant enfant. "C'est comme dans un film. Ces choses là ne se produisent que dans les films" dit-elle un brin choquée.




A travers la figure de cette Normarilyn c'est il me semble avant tout une sorte de surface réfléchissante qu'il faut pouvoir finir par identifier, et ainsi nous confronter à notre propre position de spectateur, interroger notre propre regard ou la nature du regard qui veut se poser sur elle. Entre mystification volontaire et voyeurisme déplacé, il nous faut alors accepter la crudité et la laideur conceptuelle de certaines séquences qui exploitent toutes les névroses et les traumatismes supposés de la star et bénéficient toutes néanmoins d'un traitement visuellement très léché et à mon sens audacieux et admirable.

D'aucuns disent que le réalisateur se la joue grosse tête, notamment avec ses changements de formats et ses allers-retours incessants entre couleurs et noir et blanc. Je me permets ici de manifester mon désaccord, car même s'il m'est actuellement impossible de décrypter précisément la justification de chaque variation de format ou de couleur (il me faudrait le voir une seconde fois et prendre le temps de les noter et les trier etc), il me semble évident qu'elles renvoient à différents niveaux de perception du personnage vis à vis de lui-même. Entre ce que le personnage vit et appréhende de façon "réelle", ce qu'il veut imaginer "comme dans un film" et enfin ce qui renvoie à des "images réelles" qui ont marqué l'histoire (photos et scènes cultes de Marilyn Monroe).




J'en termine avec l'évocation d'un sujet que, certainement, les américains aiment chaud : l'avortement. Gros débat qui n'en finit jamais aux USA où progressisme et droits civiques côtoient puritanisme et quasi-théocratie. "Pro-Life" VS "Pro-Choice" se foutent sur la tronche depuis la nuit des temps et probablement jusqu'à leur fin. "Blonde" met en scène une Normarylin psychologiquement instable et traumatisée par son enfance, qui donc vit mal ses propres grossesses, par ailleurs toujours écourtées tantôt par un accident tantôt par un ou deux avortements. Bien que ces avortements soient toujours subis dans le film, contre la volonté de la pauvre femme, ils sont néanmoins pratiqués et de ce fait "C'EST DE LA PROPAGANDE PRO-CHOICE!".

Oui mais voilà, le film montre régulièrement les foetus. Car la Normarilyn qui dans ce film a des apparitions de son père inconnu s'imagine également pouvoir dialoguer avec ces foetus en gestation, que nous voyons donc à l'image, à l'intérieur de son ventre. Dans le derniers tiers du film, psychologiquement instable et influencée par sa consommation excessive d'alcool et de médicaments, elle va jusqu'à entendre la voix de son foetus et dialoguer avec lui, alors... "C'EST DE LA PROPAGANDE PRO-LIFE!".




Je vais vous dire ce que c'est moi : le même mécanisme de projection de regards qui tentent de caractériser une image. D'autres surfaces réfléchissantes. Et bien que philosophiquement complexe le propos général du film au sujet de ce personnage qui compte finalement moins que le poids des regards qui se posent sur lui devrait permettre de fermer toutes ces bouches. Ce n'est pas le cas. A qui faut-il donc s'en prendre ? Au réalisateur, à l'auteure de la nouvelle sur laquelle son film se base ? Doit-on analyser la présence de ces séquences dans le film en soupesant ceci ou cela afin de parvenir à une conclusion ? Ou devrait-on plutôt voir dans cette provocation au commentaire une autre façon de faire surgir la véritable bête qui tourne autour de Normarilyn du début à la fin et dont nous sommes nous mêmes constitutifs : la foule ?

Libre à chacun de projeter ce qu'il souhaite sur ce film, du moment qu'en bout de course, c'est la projection elle-même qui s'avère être le sujet de "Blonde". C'est en tous cas ce que je perçois à l'issue de mon visionnage qui m'a laissé pensif, un peu philosophe, et donc enrichi d'une belle expérience de cinéma. A ceci près que j'aurais aimé la vivre sur grand écran.


Hors Film :

Ana de Armas se verra-t-elle attribuer l'Oscar de la Meilleure Actrice en mars prochain ?
Je pense que sa performance pourrait le justifier. Mais quel poids politique le débat sur l'avortement peut-il peser sur la décision et une éventuelle frilosité à l'idée de la faire monter sur scène et de se voir alors accuser par les deux bords d'avoir validé une théorique propagande ?

Et pour la rigolade : Marilyn et Madonna" - Caméra Café 

[Cinéma] Contes du Hasard et Autres Fantaisies de Ryusuke Hamaguchi




Trois contes parfois étranges qui explorent l'intimité de personnages qui "par hasard" sont amenés à la confier à un tiers, lui même pris au dépourvu. Le premier conte n'est pas fou, propose une énième variante du mécanisme de triangle amoureux, mais il le fait de façon maline, nous laissant dans le noir un bon moment jusqu'au moment de la révélation pas si retentissante que ça mais qui a le mérite de donner envie de retourner en arrière pour étudier certaines attitudes et déceler les indices que nous avions sous le nez. 




Le second est plutôt amusant. L'histoire d'un stratagème qui vise à piéger un enseignant en le poussant à succomber aux charmes de l'une de ses étudiantes. Les attitudes de cette dernière, tellement peu subtiles, sont assez drôles. Ses tentatives pour mettre l'enseignant mal à l'aise et susciter chez lui le désir étant vraiment déplacées, le spectateur lui-même peut potentiellement se sentir un peu pris au piège. Bien sur tout ne se déroule pas comme prévu, mais je n'en dirai pas plus. 




Le troisième conte est à mon goût le plus touchant des trois. Intitulé "Encore une fois" il part du principe qu'une catastrophe informatique a poussé l'humanité à se passer de ses outils numériques. Plus de smartphones, plus d'ordinateurs, plus de mails, plus de Facebook. Et des humains dès lors confrontés à des problèmes de mémoire, incapables de se souvenir d'anniversaires ou de remettre les bons noms sur les bons visages (et par ailleurs obligés de commander les films sur dvd par correspondance car le streaming n'existe plus). C'est dans ce monde là que deux femmes se croisent dans un escalator et se reconnaissent. Voilà des années, depuis le lycée à vrai dire, qu'elles ne s'étaient plus revues. L'une invite l'autre chez elle et s'en suit un dialogue très touchant sur le passé et les regrets. Jusqu'au twist amusant qui ouvre sur une sorte d'altruisme poétique, mais là encore je ne veux pas en dire trop. Ce film mérite d'être vu sans spoil.




La mise en scène est minimaliste et c'est avant tout le texte qui prime, c'est un film très littéraire dans l'âme qui articule trois contes n'impliquant jamais plus de trois ou quatre personnages qui échangent longuement, en particulier dans le second qui questionne le désir, la honte, la confiance en soi et tant d'autres thèmes et cela avec une finesse insoupçonnée. 

En sortant je me sentais tout léger et étrangement satisfait de me dire qu'il n'y avait aucune analyse particulière à en tirer. Il y a juste à le voir, en se sentant parfois perplexe en cours de route, mais récompensé à l'arrivée. Crescendo certain, du premier au troisième conte qui serait celui dont on tirerait le plus beau court-métrage il me semble.

Plusieurs personnages évoquent leur expérience d'un "moment hors du temps". Sans vraiment y croire, pris au dépourvu face au film, j'ai eu le sentiment que c'est bien ce que je venais de vivre une fois sorti du cinéma. Et c'est une agréable sensation. Un joli film qu'il est sans doute préférable de voir en salle où l'immersion dans ce rythme lent s'avèrera moins difficile sans distraction alentour. Et donc un de ces films qui réclament un effort d'attention et savent le récompenser. Une belle parenthèse. 



[Cinéma] Documentaire - Professeur Yamamoto part à la retraite de Kazuhiro Soda







On dit parfois que la critique est facile, l'art est difficile. Ici j'ai le sentiment que c'est l'inverse. Et je vais tenter de m'expliquer sans doute maladroitement, ce qui me semble en réalité très cohérent vis à vis du film en question, Professeur Yamamoto part à la retraite, de Kazuhiro Soda.

Le récit en soi est touchant car il pose la question du grand âge et du temps qui passe. On ne s'intéresse pas assez aux anciens en règle générale, à moins qu'ils soient porteurs d'un témoignage précieux sur une période historique dont le souvenir doit être sauvegardé. Le grand âge on s'en fout pas mal, j'ai l'impression. On ne s'intéresse pas aux difficultés posées par le vieillissement que pourraient décrire eux-mêmes les premiers concernés, en général on fait davantage parler les accompagnants. Ici la démarche de cinéma direct ou disons plus simplement de grande proximité permet de coller aux protagonistes, aux personnages du réel, et le choix de séquences longues sans interruptions laisse le temps d'observer leurs déplacements, difficiles, épuisants, et nous force nous autres spectateurs à regarder ce qu'éventuellement on préfère laisser hors champ : les vieux.

Impossible ici de passer à côté de la difficulté de vieillir et d'atteindre le crépuscule de la vie. Le professeur et son épouse sont fatigués, mais autonomes. Ils vont et viennent, lentement, difficilement, ils ont visiblement mal au dos ou le souffle vite coupé. Le contexte du départ à la retraite du Professeur est de plus l'occasion pour eux de se remémorer le passé et d'évoquer notamment leur rencontre. Le dialogue entre l'image du présent et le souvenir du passé est très poétique en soi.

D'un bout à l'autre du film il y a aussi la nature de la relation entre le professeur et son épouse qui finit éventuellement par poser question. Toujours devant elle, bien que songeant parfois à lui donner un coup de main, le professeur semble curieusement insensible, excessivement réservé s'agissant de la manifestation de sentiments précis vis à vis de sa femme. Ce qui contraste énormément avec son comportement de praticien qui paye les factures de ses patients et les invite à loger chez lui, leur témoignant d'une grande affection et souhaitant leur dire constamment qu'il les comprend.

Son métier et ses patients semblent l'animer plus que toute autre chose, y compris plus que son mariage. Peut-être ai-je tort, mais je n'y peux rien, j'ai ressenti une distance entre les deux époux sur laquelle le documentariste lui-même m'a semblé poser le regard. S'attardant sur les mains esseulées de Mme Yamamoto, puis sur celle du Professeur témoignant enfin d'un geste de tendresse, jusqu'à la séquence finale des deux époux repartant du cimetière ensemble main dans la main.

Malgré ce crescendo d'affection, il m'a semblé que le "portrait d'un Japon vieillissant" mentionné dans certaines critiques s'accordait mal à l'idée d'un message à portée universelle. A mon sens il s'agit moins pour nous d'un regard sur la façon dont les époux japonais se comportent l'un avec l'autre que d'un regard sur la façon dont les époux, autrefois, avaient été éduqués à se comporter les uns avec les autres. Je ne crois pas qu'il soit juste de considérer que c'est une histoire spécifiquement japonaise ou liée à la culture japonaise. C'est avant tout une histoire d'individus et nous en sommes également. Une histoire d'époux, de rapports entre hommes et femmes et il y en a partout sur Terre.

Le contraste entre la vie publique du Professeur émérite et admiré par tant de gens qui tiennent à lui offrir à manger et sa vie intime bien moins poétique et qui m'a paru un peu plus froide est très intéressant car il permet de créer le sentiment d'une exploration de coulisses, que le documentaire permet souvent et qui nous offre l'opportunité de voir ce qui habituellement n'est pas de nature "publique".

Le film pose bien entendu une autre question plus évidente mais que néanmoins nous ne songeons sans doute pas à nous poser au quotidien : que deviennent ou ressentent les patients de psychiatres qui du jour au lendemain vont devoir cesser de les suivre ? La détresse que cause l'annonce de la retraite du Professeur est donc mise en avant dès le début du film, avec les entretiens entre le praticien et ses patients. Moments intéressants et qui encore une fois transperce le voile de l'intimité, exposant aux yeux du monde la vulnérabilité de ces individus en lutte avec eux-mêmes.

Mais voilà le problème selon moi. Dans la forme, le film semble voyeuriste car, chose assumée par Soda dans des entretiens, il n'est basé sur aucune relation de proximité préalable au tournage. En dépit du précédent film sur le Professeur, "Mental", Kazuhiro Soda a établi un système, un ensemble de règles qu'il suit, qui lui interdit de faire des recherches préalables ou de parler aux personnages/sujets hors du temps de tournage.

Une démarche curieuse qui accouche de moments étranges durant lesquels le documentariste pose des questions ou reçoit des informations cruciales sur la vie du Professeur et de son épouse. On se dit alors "Mais... il ne savait pas déjà tout ça ?". A d'autres moments il filme des individus qui lui demandent ouvertement "Vous me filmez ? Ca va devenir un film ?". Et on est étonné de constater qu'il y a un intrus, Kazuhiro Soda. L'impression d'un manque d'intérêt personnel pour les individus filmés apparait également à travers le montage de séquences si longues. Elles permettent certes d'observer attentivement les gestuelles, postures et habitudes mais poussent à se poser une autre question dérangeante : "A-t-il monté un film de deux heures avec cinq séquences car il n'a en réalité effectué qu'une demi-dizaine de visites ?".

Le passif de journaliste de Soda marque en réalité l'ADN du film. Et ce qu'il explique de son propre regard ou de sa propre démarche pourrait être résumé ainsi : lorsqu'il était journaliste il voyait sur le terrain des images symboliques d'une complexité humaine importante, mais ses commanditaires et chefs de rédactions ne voulaient pas de cette complexité, attendaient du journaliste qu'il aille faire les images permettant d'illustrer un texte ou un parti-pris déjà établi. Bref, il devait faire son métier de JRI (Journaliste Reporter d'Images) sans aucune marge de liberté, sans pouvoir choisir sur quoi poser son oeil.

Il a alors décidé de quitter ce métier pour devenir documentariste, tout en rejetant avec force les principes et mécanismes utilisés en journalisme, qui peuvent comprendre les recherches préalables, les relations hors caméra, et surtout le plan établi, l'écriture préparatoire. On pourrait comprendre et approuver la démarche si elle ne semblait pas créer une sorte d'inconfort palpable, la sensation d'être non pas dans l'attention mais plutôt dans l'intrusion.

Le Professeur étant âgé et d'un naturel altruiste quasi abusif, il est vu par certains de ses patients comme un homme qui ne sait pas dire non, qui se montre toujours attentif aux autres, qui ne contrarie personne... Ne serait-il pas la cible idéale pour un documentariste un peu voyeur, qui refuse d'établir la moindre relation préalable et qui, en réalité, veut être plus voyeuriste qu'un journaliste de télévision, une sorte de photographe libre d'aller partout et de tout capturer ? Le but n'étant pas de créer "l'écrin de la parole", mais de faire des images, intrinsèquement plus importantes que les individus qu'elles capturent.

Si je n'avais pas su que Soda avait partiellement consacré un film précédent aux chats errants, j'aurais cru que certains de ses plans n'avaient aucune signification, comme celui du chat qui se balade dans le quartier, ou ceux qui nous montrent des mioches amusés par la caméra. Je croyais jusqu'ici qu'il s'agissait d'établir un chapitrage un peu superflu en intégrant des séquences l'étant elles-mêmes. Mais dans ces moments il s'agit surtout pour le filmeur de s'intégrer lui-même au récit, et l'immersion dont parle notamment "Les chroniques du cinéphile" ne nous permet en réalité pas de nous sentir proches du Professeur et de son épouse, mais proches du cinéaste lui-même, qui "filme son propre regard" plutôt que ce qui lui fait face.

Cette proximité permettant en définitive d'étudier son comportement, sa démarche, sa volonté de filmer ici ou là, pas tant de comprendre le Professeur, ni son métier ni sa vie intime. Et je me demande en définitive si ces longues séquences de déambulation à la recherche du bon gobelet sont réellement pensées pour nous permettre d'observer la difficulté de se mouvoir des personnes âgées, ou si c'est en fait une détestable démonstration de pouvoir de la part du cinéaste, qui jubile à l'idée de maîtriser notre façon de voir le monde et potentiellement aussi d'être vu lui-même. (Sa façon de déambuler au milieu de la pièce caméra au poing tandis que le Professeur fait ses adieux à ses collègues ou étudiants est assez incroyable).

Quelque chose donc me pose problème, et c'est assez compliqué à décrire, d'où ma phrase d'introduction sur l'art difficile et la critique facile. Ici je pense que l'art est trop facile et que c'est compliqué de l'expliquer. Notamment en raison du fait que ces deux individus très sympathiques et accueillants nous livrent leur intimité et nous permettent de les scruter au quotidien. Fatigués, usés, peut-être un peu plus attristés que ce qu'en diraient ceux qui les fréquentent sans vraiment les connaître. On voit leur épuisement, le fait que faire le thé ou cuisiner est une corvée douloureuse, que commander des sushis est plus aisé, et que pour cela, il faut tenir un téléphone dans sa main, plutôt que la main de son épouse.

Pour que nous puissions voir tout cela, un portait pas aussi angélique que ça et qui contredit le marketing "feel good" de la bande-annonce, il a fallu qu'ils donnent leur consentement, qu'ils "se laissent faire". Cette impuissance consentie je pense qu'elle apparaît lors des échanges avec l'amie du couple qui révèle tant de choses, une vraie pipelette, loin de rendre hommage au Professeur et à sa pratique intrusive de la psychiatrie. Une séquence phare qui permet d'acter un changement de perspective. Dans les études de cinéma documentaire on dira parfois aux apprenants une chose qui s'illustre ici à merveille : il vous faut prévoir, préparer, penser votre dispositif et votre démarche, mais en cours de route vous serez surpris de découvrir un sujet dans le sujet, vous remarquerez quelque chose ou quelqu'un, et vous n'aurez pas prévu de vous consacrer à cette chose ou cette personne, il faut vous y autoriser car c'est là tout l'intérêt du documentaire, qui agit comme révélateur de complexité.

L'épouse du Professeur Yamamoto est cet élément inattendu qui petit à petit retient l'attention du filmeur, jusqu'à ce moment chez l'amie, qui semble vraiment la faire pleinement entrer dans le cadre, ainsi que dans nos propres pensées. Mais si le Professeur pouvait dire stop, ne dis pas toutes ces choses, le ferait-il ? Lui qui est patient, altruiste, gentil, dépourvu dirait-on de la moindre self-défense ? Je me pose la question. Puisqu'il n'y a pas eu d'échanges autres qu'au moment du tournage, puisqu'il y a ici un contrat de confiance "tacite", puisque le filmeur est reçu comme un invité de marque et choisit d'intégrer à son film cette séquence des gateaux à la vapeur... tant de choses me donnent le sentiment d'une attention déplacée, d'une façon de faire du cinéma documentaire qui n'est pas si respectable que ça, et qui s'avère être un prolongement plutôt déplorable des pires pratiques journalistiques, du reportage, non pas la recherche d'une poétique par le biais d'une création participative.

L'abus de faiblesse, je crains d'avoir vu cela en regardant ce film. Si le récit des ces deux individus très ouverts et attendrissants m'a sincèrement touché, la démarche du cinéaste de son côté m'a rendu très amer.

[Cinéma] Licorice Pizza (spoilers)

[Critique/avis publié sur SensCritique, attention je spoile tout le film]








Au premier abord et dans sa forme très agréable, teintée d'humour, soutenue par une bande-originale rock très énergique, Licorice Pizza ne semble être qu'une historiette, un petit récit sympa sur la difficulté pour deux adolescents d'admettre une attirance mutuelle et sortir de la fameuse friendzone. Et sans doute que beaucoup de spectateurs apprécient le film sans pousser l'interprétation plus loin. D'autres semblent déçus de ne voir que cela, déplorent un vide de sens, une trop grande légèreté et donc un intérêt limité qui de plus se diluerait dans une foule de personnages secondaires supposément trop nombreux. Et pourtant.

Discrètement mais sûrement Licorice Pizza dresse à travers les points de vue de ces deux adolescents et en particulier celui d'Alana un portrait peu élogieux du monde des adultes. Ce que voit la jeune femme dans ce monde semble la heurter, ce qui finira par l'aider à comprendre et à accepter son attirance étrange pour Gary et sa troupe de mioches. Elle repousse d'abord le jeune homme et ne s'autorise pas pleinement à apprécier les marques d'intérêt ou d'affection qu'il tente de lui envoyer, ne veut pas vivre de romance adolescente. Il est bien gentil, mais il est un peu trop gamin.

Avant de potentiellement lui faire davantage confiance et ultimement de lui ouvrir enfin son coeur, elle devra d'abord rencontrer nombre d'adultes qui vont la décevoir et être à la source d'une profonde désillusion. Le comédien star qui endort ses conquêtes à coups de lignes de dialogues repiquées dans ses propres films. Le compagnon supposé de Barbara Strei-SSSand qui s'avère être violent et même toxique, un vrai harceleur. Le candidat au poste de gouverneur, révolutionnaire d'opérette qui échafaude des plans pour cacher son homosexualité tout en méprisant les sentiments de son propre compagnon qui de son côté subit le fait de toujours passer après tout le monde...

Quasiment tous les représentants du monde adulte semblent frapper la rétine et la conscience d'Alana, qui au fil de son apprentissage comprend que Gary, encore très jeune, assume ses défauts et maladresses sans jamais cesser de la soutenir et de lui courir après. Gary "est un vrai". Il a également l'audace de lancer des projets et par dessus le marché il semble avoir des valeurs et ne pas supporter les agressions. Lorsqu'il expérimente les techniques de commerce et de vente par correspondance il suggère à Alana de prendre une voix plus sexy pour baisser la garde de ses prospects, mais réagit mal face à l'excès, en réalité au mensonge. Il n'aime pas non plus l'idée qu'Alana soit forcée de se dévêtir pour avoir plus d'opportunités professionnelles.


En clair, Gary n'accepte pas la compromission personnelle que les adultes de leur côté utilisent comme une drogue dont ils ne sauraient pas décrocher tout en maquillant mal l'enlaidissement suscité par ses effets secondaires. Plus tard Jon Peters le menace de tuer son frère pour le dissuader de "saloper sa maison" et réagit alors en... salopant sa maison. Il encourage Alana et salue sa force lorsqu'au coeur d'une crise pétrolière nécessitant le rationnement du carburant, elle conduit en marche arrière un camion à sec pour lui faire redescendre les collines de Los Angeles. A la suite de cette séquence, Alana assise sur le trottoir regarde d'ailleurs au loin Gary et les mioches, puis se cache de Jon Peters le prédateur qui passe tout prêt et importune évidemment deux autres jeunes femmes.




Cette séquence semble particulièrement symbolique. Gary le jeunot entouré de ces mioches avec qui il s'amuse, à contre-jour en haut d'une colline, "au-dessus" de la masse, tandis que Jon Peters, le riche adulte, est au niveau de ce trottoir, exprimant toute sa violence et sa toxicité. Je me demande si Alana à ce moment précis commence à entrevoir l'épiphanie, comprenant enfin pourquoi elle aime traîner avec la bande de jeunes qui ne la trahissent jamais et tiennent à elle, plutôt qu'avec une foule d'adultes auprès de qui il faut montrer patte blanche avant de découvrir qu'ils ont le coeur noir.

Durant ce récit Gary se sent logiquement seul dans sa friendzone et ne peut s'empêcher de séduire d'autres jeunes femmes, de savourer les compliments ou approches de celles-ci, il faut bien vivre. Alana s'en agace. Au bout d'un moment, on assiste à un pur numéro de "Ross-et-Rachelisme". La friendzone devient insupportable et le film s'en amuse avec cette brochette d'adultes cinglés et de personnages secondaires qui demandent chacun à leur tour "Vous n'êtes pas ensemble ?... Pourquoi ?".

Pourquoi ? Simplement parce qu'Alana est un personnage de fiction, dont l'âge reste mystérieux (elle dit à un moment 28, puis se corrige et dit 25, mais je pense qu'il s'agit là aussi d'un mensonge pour se vieillir car son objectif premier est de s'insérer dans le monde adulte à tout prix) ce qui lui permet de faire charnière entre deux périodes de la vie, figure de l'incertitude adolescente et de ce moment où l'on n'est plus certain(e) de vouloir faire comme les grands et où l'on se rend compte qu'il aurait fallu profiter de l'innocence qui va disparaître et qui risque vite de nous manquer. 

Il y a donc un propos intéressant et plus complexe qu'il n'y paraît au sujet de cette désillusion sans doute vécue par nombre d'adolescents actuels et dont les adultes face à l'écran se souviendront potentiellement. Alana s'imagine des choses sur le fait d'être "plus âgé", d'être "grand", de présenter une image de réussite et d'aller dans le monde à son tour. Elle veut être plus mature que Gary. Mais du début à la fin, ce monde des adultes est agressif envers elle, lui met des mains au cul, tente de l'embrasser sans lui demander son avis, lui fait croire en des valeurs affichées qui n'existent en réalité pas derrière le rideau, s'avère peuplé de gens perturbés qui s'inventent une vie plus palpitante qu'elle ne l'est ou qui ne savent pas avoir la tête sur les épaules ou manifester le moindre courage. Les adultes sont visiblement des comédiens qui n'ont pas conscience d'être mauvais.

Gary de son côté ne joue pas avec elle et n'a jamais semblé mentir. Il n'est jamais toxique ou malveillant. Il fait parfois preuve de maladresse, c'est tout. Alors effectivement les dernières séquences du film soulagent car, enfin, se produit ce qui doit se produire. C'est là le véritable moment d'épiphanie pour Alana, et de délivrance pour le spectateur, lorsque le politicien justifie les mensonges et le mépris qu'il manifeste à l'égard de son compagnon en soulignant qu'il "serait temps de grandir" car le monde fonctionne comme ça, à coups de compromissions personnelles et de mépris pour ce qui est vrai. C'en est trop pour Alana, qui cesse de vouloir se jeter dans l'âge adulte et revient vers Gary pour enfin verbaliser concrètement ses sentiments pour lui.

Ce n'est donc pas qu'une petite histoire d'amour rigolote et une frustration injustifiée qui nous pousse vers un baiser de cinéma important, c'est surtout le fait que ces deux-là vivent ce passage à l'âge adulte côte à côte armés d'un attachement et d'un respect qui n'ont rien de factice. C'est un baiser de cinéma qui fait triompher le vrai et qui libère au terme d'une exploration intelligente du monde adulte qui de son côté ne semble se mouvoir qu'à l'aide du faux. Il faut qu'il soit le fruit d'une prise de conscience.

J'ai aimé ce récit soutenu de la plus belle des manières par un film énergique, sensible, qui laisse aux émotions le temps d'imprégner le spectateur et déploie quelques plans ou séquences magnifiques qui méritent d'être salués. Gary et Alana qui se prennent dans les bras, vus dans le reflet de la porte du commissariat qui laisse entrevoir le banc sur lequel on attache les prisonniers. Vision cryptique du lien qui les rapproche, à la porte d'un autre monde fait de brutalité et de faux semblants. Une image simple mais puissante. Et cette séquence incroyable durant laquelle Gary et Alana se téléphonent et semblent se comprendre, tout se dire sans jamais prononcer le moindre mot. Dieu que j'ai aimé cette séquence, ému par un moment de pur cinéma.



Licorice Pizza est un film de qualité qui ne se prive pas d'offrir une écriture complexe et qui fait profondément sens mais sans jamais s'alourdir étant parfaitement équilibré grâce à son humour, sa générosité musicale et rythmique. En résumé : un énorme coup de coeur.