On dit parfois que la critique est facile, l'art est difficile. Ici j'ai le sentiment que c'est l'inverse. Et je vais tenter de m'expliquer sans doute maladroitement, ce qui me semble en réalité très cohérent vis à vis du film en question, Professeur Yamamoto part à la retraite, de Kazuhiro Soda.
Le récit en soi est touchant car il pose la question du grand âge et du temps qui passe. On ne s'intéresse pas assez aux anciens en règle générale, à moins qu'ils soient porteurs d'un témoignage précieux sur une période historique dont le souvenir doit être sauvegardé. Le grand âge on s'en fout pas mal, j'ai l'impression. On ne s'intéresse pas aux difficultés posées par le vieillissement que pourraient décrire eux-mêmes les premiers concernés, en général on fait davantage parler les accompagnants. Ici la démarche de cinéma direct ou disons plus simplement de grande proximité permet de coller aux protagonistes, aux personnages du réel, et le choix de séquences longues sans interruptions laisse le temps d'observer leurs déplacements, difficiles, épuisants, et nous force nous autres spectateurs à regarder ce qu'éventuellement on préfère laisser hors champ : les vieux.
Impossible ici de passer à côté de la difficulté de vieillir et d'atteindre le crépuscule de la vie. Le professeur et son épouse sont fatigués, mais autonomes. Ils vont et viennent, lentement, difficilement, ils ont visiblement mal au dos ou le souffle vite coupé. Le contexte du départ à la retraite du Professeur est de plus l'occasion pour eux de se remémorer le passé et d'évoquer notamment leur rencontre. Le dialogue entre l'image du présent et le souvenir du passé est très poétique en soi.
D'un bout à l'autre du film il y a aussi la nature de la relation entre le professeur et son épouse qui finit éventuellement par poser question. Toujours devant elle, bien que songeant parfois à lui donner un coup de main, le professeur semble curieusement insensible, excessivement réservé s'agissant de la manifestation de sentiments précis vis à vis de sa femme. Ce qui contraste énormément avec son comportement de praticien qui paye les factures de ses patients et les invite à loger chez lui, leur témoignant d'une grande affection et souhaitant leur dire constamment qu'il les comprend.
Son métier et ses patients semblent l'animer plus que toute autre chose, y compris plus que son mariage. Peut-être ai-je tort, mais je n'y peux rien, j'ai ressenti une distance entre les deux époux sur laquelle le documentariste lui-même m'a semblé poser le regard. S'attardant sur les mains esseulées de Mme Yamamoto, puis sur celle du Professeur témoignant enfin d'un geste de tendresse, jusqu'à la séquence finale des deux époux repartant du cimetière ensemble main dans la main.
Malgré ce crescendo d'affection, il m'a semblé que le "portrait d'un Japon vieillissant" mentionné dans certaines critiques s'accordait mal à l'idée d'un message à portée universelle. A mon sens il s'agit moins pour nous d'un regard sur la façon dont les époux japonais se comportent l'un avec l'autre que d'un regard sur la façon dont les époux, autrefois, avaient été éduqués à se comporter les uns avec les autres. Je ne crois pas qu'il soit juste de considérer que c'est une histoire spécifiquement japonaise ou liée à la culture japonaise. C'est avant tout une histoire d'individus et nous en sommes également. Une histoire d'époux, de rapports entre hommes et femmes et il y en a partout sur Terre.
Le contraste entre la vie publique du Professeur émérite et admiré par tant de gens qui tiennent à lui offrir à manger et sa vie intime bien moins poétique et qui m'a paru un peu plus froide est très intéressant car il permet de créer le sentiment d'une exploration de coulisses, que le documentaire permet souvent et qui nous offre l'opportunité de voir ce qui habituellement n'est pas de nature "publique".
Le film pose bien entendu une autre question plus évidente mais que néanmoins nous ne songeons sans doute pas à nous poser au quotidien : que deviennent ou ressentent les patients de psychiatres qui du jour au lendemain vont devoir cesser de les suivre ? La détresse que cause l'annonce de la retraite du Professeur est donc mise en avant dès le début du film, avec les entretiens entre le praticien et ses patients. Moments intéressants et qui encore une fois transperce le voile de l'intimité, exposant aux yeux du monde la vulnérabilité de ces individus en lutte avec eux-mêmes.
Mais voilà le problème selon moi. Dans la forme, le film semble voyeuriste car, chose assumée par Soda dans des entretiens, il n'est basé sur aucune relation de proximité préalable au tournage. En dépit du précédent film sur le Professeur, "Mental", Kazuhiro Soda a établi un système, un ensemble de règles qu'il suit, qui lui interdit de faire des recherches préalables ou de parler aux personnages/sujets hors du temps de tournage.
Une démarche curieuse qui accouche de moments étranges durant lesquels le documentariste pose des questions ou reçoit des informations cruciales sur la vie du Professeur et de son épouse. On se dit alors "Mais... il ne savait pas déjà tout ça ?". A d'autres moments il filme des individus qui lui demandent ouvertement "Vous me filmez ? Ca va devenir un film ?". Et on est étonné de constater qu'il y a un intrus, Kazuhiro Soda. L'impression d'un manque d'intérêt personnel pour les individus filmés apparait également à travers le montage de séquences si longues. Elles permettent certes d'observer attentivement les gestuelles, postures et habitudes mais poussent à se poser une autre question dérangeante : "A-t-il monté un film de deux heures avec cinq séquences car il n'a en réalité effectué qu'une demi-dizaine de visites ?".
Le passif de journaliste de Soda marque en réalité l'ADN du film. Et ce qu'il explique de son propre regard ou de sa propre démarche pourrait être résumé ainsi : lorsqu'il était journaliste il voyait sur le terrain des images symboliques d'une complexité humaine importante, mais ses commanditaires et chefs de rédactions ne voulaient pas de cette complexité, attendaient du journaliste qu'il aille faire les images permettant d'illustrer un texte ou un parti-pris déjà établi. Bref, il devait faire son métier de JRI (Journaliste Reporter d'Images) sans aucune marge de liberté, sans pouvoir choisir sur quoi poser son oeil.
Il a alors décidé de quitter ce métier pour devenir documentariste, tout en rejetant avec force les principes et mécanismes utilisés en journalisme, qui peuvent comprendre les recherches préalables, les relations hors caméra, et surtout le plan établi, l'écriture préparatoire. On pourrait comprendre et approuver la démarche si elle ne semblait pas créer une sorte d'inconfort palpable, la sensation d'être non pas dans l'attention mais plutôt dans l'intrusion.
Le Professeur étant âgé et d'un naturel altruiste quasi abusif, il est vu par certains de ses patients comme un homme qui ne sait pas dire non, qui se montre toujours attentif aux autres, qui ne contrarie personne... Ne serait-il pas la cible idéale pour un documentariste un peu voyeur, qui refuse d'établir la moindre relation préalable et qui, en réalité, veut être plus voyeuriste qu'un journaliste de télévision, une sorte de photographe libre d'aller partout et de tout capturer ? Le but n'étant pas de créer "l'écrin de la parole", mais de faire des images, intrinsèquement plus importantes que les individus qu'elles capturent.
Si je n'avais pas su que Soda avait partiellement consacré un film précédent aux chats errants, j'aurais cru que certains de ses plans n'avaient aucune signification, comme celui du chat qui se balade dans le quartier, ou ceux qui nous montrent des mioches amusés par la caméra. Je croyais jusqu'ici qu'il s'agissait d'établir un chapitrage un peu superflu en intégrant des séquences l'étant elles-mêmes. Mais dans ces moments il s'agit surtout pour le filmeur de s'intégrer lui-même au récit, et l'immersion dont parle notamment "Les chroniques du cinéphile" ne nous permet en réalité pas de nous sentir proches du Professeur et de son épouse, mais proches du cinéaste lui-même, qui "filme son propre regard" plutôt que ce qui lui fait face.
Cette proximité permettant en définitive d'étudier son comportement, sa démarche, sa volonté de filmer ici ou là, pas tant de comprendre le Professeur, ni son métier ni sa vie intime. Et je me demande en définitive si ces longues séquences de déambulation à la recherche du bon gobelet sont réellement pensées pour nous permettre d'observer la difficulté de se mouvoir des personnes âgées, ou si c'est en fait une détestable démonstration de pouvoir de la part du cinéaste, qui jubile à l'idée de maîtriser notre façon de voir le monde et potentiellement aussi d'être vu lui-même. (Sa façon de déambuler au milieu de la pièce caméra au poing tandis que le Professeur fait ses adieux à ses collègues ou étudiants est assez incroyable).
Quelque chose donc me pose problème, et c'est assez compliqué à décrire, d'où ma phrase d'introduction sur l'art difficile et la critique facile. Ici je pense que l'art est trop facile et que c'est compliqué de l'expliquer. Notamment en raison du fait que ces deux individus très sympathiques et accueillants nous livrent leur intimité et nous permettent de les scruter au quotidien. Fatigués, usés, peut-être un peu plus attristés que ce qu'en diraient ceux qui les fréquentent sans vraiment les connaître. On voit leur épuisement, le fait que faire le thé ou cuisiner est une corvée douloureuse, que commander des sushis est plus aisé, et que pour cela, il faut tenir un téléphone dans sa main, plutôt que la main de son épouse.
Pour que nous puissions voir tout cela, un portait pas aussi angélique que ça et qui contredit le marketing "feel good" de la bande-annonce, il a fallu qu'ils donnent leur consentement, qu'ils "se laissent faire". Cette impuissance consentie je pense qu'elle apparaît lors des échanges avec l'amie du couple qui révèle tant de choses, une vraie pipelette, loin de rendre hommage au Professeur et à sa pratique intrusive de la psychiatrie. Une séquence phare qui permet d'acter un changement de perspective. Dans les études de cinéma documentaire on dira parfois aux apprenants une chose qui s'illustre ici à merveille : il vous faut prévoir, préparer, penser votre dispositif et votre démarche, mais en cours de route vous serez surpris de découvrir un sujet dans le sujet, vous remarquerez quelque chose ou quelqu'un, et vous n'aurez pas prévu de vous consacrer à cette chose ou cette personne, il faut vous y autoriser car c'est là tout l'intérêt du documentaire, qui agit comme révélateur de complexité.
L'épouse du Professeur Yamamoto est cet élément inattendu qui petit à petit retient l'attention du filmeur, jusqu'à ce moment chez l'amie, qui semble vraiment la faire pleinement entrer dans le cadre, ainsi que dans nos propres pensées. Mais si le Professeur pouvait dire stop, ne dis pas toutes ces choses, le ferait-il ? Lui qui est patient, altruiste, gentil, dépourvu dirait-on de la moindre self-défense ? Je me pose la question. Puisqu'il n'y a pas eu d'échanges autres qu'au moment du tournage, puisqu'il y a ici un contrat de confiance "tacite", puisque le filmeur est reçu comme un invité de marque et choisit d'intégrer à son film cette séquence des gateaux à la vapeur... tant de choses me donnent le sentiment d'une attention déplacée, d'une façon de faire du cinéma documentaire qui n'est pas si respectable que ça, et qui s'avère être un prolongement plutôt déplorable des pires pratiques journalistiques, du reportage, non pas la recherche d'une poétique par le biais d'une création participative.
L'abus de faiblesse, je crains d'avoir vu cela en regardant ce film. Si le récit des ces deux individus très ouverts et attendrissants m'a sincèrement touché, la démarche du cinéaste de son côté m'a rendu très amer.